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Ispahan, capitale iranienne du vélo

L’Iran, principal pays producteur de pétrole dans le monde, n’est pas au premier abord un grand pays du vélo en ville. Avec un prix de l’essence subventionné, de moins de 0,05 € par litre il y a encore 5 ans, de 0,20 €/litre actuellement, difficile d’échapper aux modes motorisés. L’Iran détient également une forte industrie automobile régionale, sous licence Peugeot, Renault, Nissan et Citroën, qui a largement contribué au développement de la motorisation. L’industrie du deux roues motorisés n’est pas en reste avec des usines de production sous licence japonaise Honda. Ajouté à cela une absence de transports en commun lourds, métro, tramway, en dehors de Téhéran, dans les principales grosses villes du pays.

L’Iran, dans le top mondial de la pollution et de l’insécurité routière

Le résultat est un niveau de trafic motorisé considérable, tant en urbain qu’en inter-urbain. Avec 350 décès par an par million d’habitants (moins de 60 en France), l’Iran figure dans le top 10 mondial des pays les plus soumis à la mortalité routière mais également aux décès par pollution. Avec des concentrations en PM 2,5 dépassant les 50 à 100 µg/m3 (Paris est à 17, Pékin 56) dans de nombreuses villes, l’Iran fait également partie du top mondial de la pollution atmosphérique en ville. La circulation y est folle et tout est ici possible à la voiture : doubler par la droite, stationner en double, triple file, remonter les voies rapides urbaines en contre-sens sur la bande d’arrêt d’urgence, prendre un giratoire à l’envers quand la trajectoire est plus courte... La signalisation routière reste une douce théorie. C’est au premier abord effrayant de circuler en ville mais finalement assez fluide et l’absence de règle est compensée par une conduite beaucoup plus interactive, une attention nettement plus forte au comportement des autres usagers de la route… C’est comme au bazar, tout se négocie.

Ispahan, une exception vélo à la règle

Dans ces conditions, pas étonnant que la pratique du vélo y soit faible. Une ville fait pourtant exception dans ce tableau noir, et pas n’importe quelle ville : Ispahan, l’ancienne capitale safavide, une perle architecturale. Située au centre du pays dans un espace semi-aride, la ville centre compte 2M d’habitants et l’agglomération 6M. C’est la 3ème ville du pays. Le vélo y est partout présent, dans la partie centrale, au bazar, dans les quartiers. Sans avoir de données précises, la part du vélo est estimée autour de 5%. Certes, ça n’est ni Amsterdam ni l’Emilie-Romagne, mais dans le contexte Iranien, l’exception mérite d’être étudiée. Nous avons rencontré les réseaux locaux de promotion du vélo pour en savoir plus et les particularités locales apportent un éclairage intéressant pour nos villes françaises.

Près d’un des grands ponts de la ville, une statue monumentale rappelle le rôle qu’a joué le vélo dans le développement économique de la ville

Une tradition cyclable de plus d’un siècle

La pratique du vélo en Iran et plus particulièrement à Ispahan s’avère en fait très ancienne. Les anglais l’ont apporté dans leurs bagages à la fin du XIXème siècle lors du « grand jeu », tentative avortée de colonisation du pays pour faire face à la volonté d’extension de l’empire russe. Une partie de la population d’Ispahan l’a très vite adopté et sa pratique perdure encore aujourd’hui.

Commerçants et artisans, principaux promoteurs du vélo en ville

Le vélo anglais a d’abord été adopté par les commerçants et artisans du bazar. Carrefour commercial majeur, le bazar d’Ispahan est depuis des siècles un des plus grands bazars du Moyen orient et de l’Asie centrale. Il est constitué d’un dédale de couloirs, venelles, sentes, cours, d’étroites ruelles d’une superficie très importante. Ils ont très vite compris l’intérêt du vélo pour se déplacer rapidement, transporter des marchandises tout en se stationnant juste à côté de leur échoppe dans un espace très contraint.

Le vélo, une solution efficace pour se déplacer dans le dédale d’allées et de venelles du grand bazar

Cette tradition d’usage du vélo par les commerçants et artisans perdure et ils restent aujourd’hui les principaux utilisateurs et promoteurs du vélo en ville. Clin d’œil intéressant à notre situation française où commerçants et artisans sont de notoires promoteurs de la voiture et sociologiquement les plus faibles utilisateurs du vélo.

Le principe du bazar concentrant les activités commerciales en plein centre-ville au sein d’un large espace inaccessible aux voitures est par ailleurs une solution très pertinente en terme de mobilité et permet d’éviter les zones commerciales périphériques inexistantes ici.

Le « vélo anglais », un siècle et pas une ride

Les commerçants restent fortement attachés à leur « vélo anglais » qui n’a que très peu changé en un siècle. Mono vitesse, cadre traditionnel vert sombre avec deux barres horizontales pour renforcer la rigidité, solide porte-bagage et rayons arrières de gros diamètre pour transporter des lourdes charges, béquille centrale arrière pour stationner en toutes conditions, freins à tringle, guidon en forme de moustache et potence haute, il a plutôt fière allure et donne une réelle noblesse à son utilisateur. S’il est aujourd’hui fabriqué en Chine, les habitants continuent de l’appeler familièrement leur « vélo anglais » et pour rien au monde leurs utilisateurs s’en sépareraient pour un VTT flambant neuf. Certains le personnalisent en ajoutant de larges sacoches en toiles ou en recyclant un vieux tapis ou en fixant une grosse caisse sur le porte-bagage.

Le vélo « anglais » adopté par les commerçants du bazar depuis plus d’un siècle

Un cadre de pratique privilégié, fruit d’un urbaniste de génie

La bonne tenue du vélo à Ispahan s’explique également par l’incomparable agrément de l’organisation urbaine de la ville. L’organisation spatiale de la partie centrale d’Ispahan est le fruit de Chah Abbas, roi Safavide du XVIIème siècle, administrateur énergique et urbaniste de génie qui en fait sa capitale dont il veut en faire l’image du paradis. Il construit un dense réseau de canaux qui irrigue toute la ville et permet de créer des jardins somptueux et des promenades le long du fleuve dans une région semi-aride. Il crée des avenues plantées d’arbres qui procurent encore aujourd’hui une ombre et une fraîcheur bienfaisante. Par presque tous les temps, se déplacer à vélo reste incroyablement agréable sous ces allées. Les îlots d’urbanisation forment des quadrilatères irréguliers (la forme est d’abord liée au profil hydrographique) d’environ 1 km. Dans ces quartiers, de fines venelles le plus souvent plantées d’arbres irriguent des habitations basses, traditionnellement de torchis et de brique de terre crue d’un étage, aujourd’hui des habitations en R+2 principalement. L’accès en voiture reste limité, le transit très peu efficace, les vitesses faibles. Ce sont de fait de vastes zones de rencontres qui ne disent pas leur nom. Le réseau dense favorise la marche, les distances un peu plus longues rendent le vélo pertinent.

Un réseau de petits canaux irrigue les villes et les jardins

De larges allées cyclo-piétonnes ombragées

Dans les quartiers de 1km x 1km environ, un réseau dense de ruelles étroites génèrent une vitesse faible pour les voitures et favorisent la circulation à pied et à vélo. Des zones de rencontre avant la lettre qui constituent l’essentiel du réseau viaire

Des aménagements cyclables concentrés sur les avenues

Face à la forte demande de vélo, les autorités locales ont progressivement mis en place des aménagements sur les principales avenues et réalisé un réseau cyclable que pourraient bien envier nombre de villes de France. 3 types d’aménagements sont réalisés :

Sur les avenues les plus larges à 2 x 2 voies, deux pistes bi-directionnelles sont généralement créées dans l’espace arboré central entre les deux voies, solution assez bien adaptée à une situation de faible densité de voies adjacentes. Certaines sont de très bonne facture, d’autres sont trop étroites ou présentent des discontinuités, des effets de paroi dus à la végétation. Sur d’autres encore, un large espace piéton autorisé aux vélos permet de se déplacer tranquillement à faible allure. La collectivité doit cependant faire face à l’envahissement de ces espaces par les deux roues motorisés. Des potelets sont placés pour éviter l’intrusion des motos mais sont de fait contraignants à vélo.

Sur les avenues à 2x2 voies, des pistes cyclables mono-directionnelles de part et d’autre du large espace central arboré

Les avenues plus étroites sont traitées en sens unique voiture à 2 voies avec un couloir bus en contre-sens séparé par de simples délinéateurs ou de la signalisation au sol. C’est la solution la plus efficace pour se déplacer rapidement. Les couloirs sont empruntés de fait dans les deux sens de circulation. Autorisés aux seuls vélos, ils sont néanmoins aussi pris d’assaut par les deux roues motorisés.

Voie bus en contre-sens de la circulation, ouverte aux vélo : une solution efficace mais trop souvent prise d’assauts par les motos

Les quelques sections traitées en bandes cyclables sont difficilement utilisables tant le stationnement en double ou triple file est fréquent.

De fait, l’essentiel de la ville centre est traitée de façon satisfaisante. Dans l’ensemble de l’agglomération, les quartiers de 1 km2 en moyenne, sont de fait en zone de rencontre. Les grands axes d’entrée d’agglomération sont traités avec des contre-allées dans lesquelles les vitesses sont limitées.

Dans la partie centrale, la mairie a enfin fermé la grande place centrale aux voitures (c’était autrefois une voie de transit avec du stationnement, quel progrès !) et étend progressivement la zone piétonne.

Une piétonisation progressive des voies d’accès à la place centrale

Une vraie maîtrise des voies vertes

En plus du traitement des avenues, l’agglomération bénéficie de splendides voies vertes le long de la rivière qui alimente tous les micro-canaux de la ville. De part et d’autres du centre et des célèbres ponts-barrages, sur une vingtaine de kilomètres, la plupart des berges des deux côtés ont été aménagées en larges parcs et jardins arborés au sein desquels des voies vertes ont été tracées. C’est le concept même de voie verte tel que le développait Pierre Lortet il y a 20 ans que nous avons sous les yeux : un véritable parc linéaire, large, arboré, équipé de jeux pour enfants, d’abris, de toilettes. Sur certaines sections, les parcs font place à des jardins potagers ou fruitiers. L’appropriation de ces espaces par la population est phénoménale. Les familles entières, des groupes d’amis débarquent le soir pour prendre le frais, étendent une nappe sur l’herbe, les casseroles, le narguilé, le thé, préparent un petit feu, mangent, discutent, chantent. C’est prodigieusement intergénérationnel et convival. Certaines sections fortement occupées font jusqu’à 6m de large, d’autres se réduisent à 2,5 ou 3 mètres, le revêtement est pour l’essentiel en enrobé, en béton ou en pavé béton. On peut juste regretter parfois le manque de continuité des sections entre elles, quelques interruptions avec des sections ouvertes aux voitures.

Les Iraniens ont depuis des siècles une science du jardin, ils ont aussi visiblement celle de la voie verte. La principale motivation des autorités locales, outre celle d’offrir des espaces verts à la population, est de développer l’activité physique au sein de la population, suite à la croissance alarmante des maladies cardio-vasculaires, de l’obésité et du diabète. Le vélo est clairement identifié comme une solution et les recommandations de l’OMS bien suivies sur le sujet.

Des voies vertes bien inscrites dans une politique de promotion de l’activité physique de la population

Un réseau de vélostations humanisées

25 vélostations de 25 à 50 vélos pour un total d’environ 1000 vélos ont été installées dans l’agglomération. Il s’agit de kiosques ouverts 7 jours sur 7 de 8h à 22h dans lesquels on peut louer un vélo bleu mono-vitesse pour une somme modique en laissant une simple pièce d’identité. Leur utilisation est de fait plus loisir qu’urbaine et les kiosques situés près des voies vertes connaissent un plus grand succès. Leur part dans la circulation totale des vélos reste néanmoins modeste.

La fonction stationnement courte durée y est possible mais le vol reste limité ici et la plupart des cyclistes préfèrent stationner au plus près de leur destination.

Un réseau de 25 vélostations humanisées de 25 à 50 vélos dans l’agglomération

Le vélo, symbole de liberté et d’émancipation pour les jeunes

Si le vélo a d’abord été adopté par les commerçants du bazar, il est aussi plébiscité par les étudiants et les jeunes diplômés. Son faible coût, son efficacité en font pour eux un véritable vecteur d’émancipation, de liberté pour eux, dans un contexte où la plupart habitent encore longtemps chez leurs parents. Eux ont adopté le VTT, pour la plupart des contrefaçons chinoises de marques internationales de très bonne facture.

Parmi les jeunes, les fonctions urbaines, loisirs, voyage et sportive du vélo sont le plus souvent conjointes. Télégram, leur Facebook local, est leur principal outil d’organisation de sorties tranquilles ou sportives. Tous sont ultras connectés et savent tout des masses critiques, suivent les mouvements sociaux liés au vélo dans les villes du monde et ont les aspirations de jeunes européens. Beaucoup rêvent de voyage, s’inscrivent sur warmshowers, le réseau d’accueil de cyclistes et vivent le voyage à vélo par procuration. L’obtention de visa pour voyager reste très difficile et coûteux pour eux. Une chance pour nous d’être nés en France…

Les ateliers vélo et les vélo-écoles sont encore pour eux inconnus mais nos interlocuteurs se sont trouvés enthousiastes à l’idée d’en créer ici.

La police religieuse n’aime pas le BMX et les plus jeunes font souvent l’objet d’interpellations vexatoires. Pour les femmes, c’est pire encore.

Absent(e)s de marque et geste politique

Même si le vélo n’est pas formellement interdit aux femmes, il est considéré comme impudique par les autorités et socialement mal accepté. Les femmes doivent être obligatoirement accompagnées par leur mari ou un proche sous peine de vexations, de problèmes avec la police voire d’amendes et de coups de fouet ! Autant dire que la pratique pour les femmes relève d’une volonté politique de résistance. « Les lois ne changeront pas, mais leur application évoluera sous la pression de la société. Ils ne peuvent pas mettre tous les jeunes en prison ». Elena, jeune écrivaine utilise quotidiennement le vélo, pratique et efficace, mais cherche à être accompagnée autant que possible. Elle fait de sa pratique un véritable geste politique.

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