Ispahan, dolce vita à l’iranienne
Après Khomeyn, la ville natale de l’ayatollah Khomeiny, nous passons plusieurs petits cols et descendons de quelques centaines de mètres. La végétation change brutalement, les champs de céréales, les arbres fruitiers ont disparu et font place à des plantes basses, adaptées aux fortes températures et à la sécheresse. Les villages s’espacent et pas un arbre à l’horizon pour pouvoir faire une petite sieste. Le désert est en fleurs, plantes grasses, gros chardons mais au fur et à mesure que nous descendons au sud, la végétation est de plus en plus clairsemée. Et ça n’est pas encore le grand désert iranien.
Les villages d’adobe et de brique de terre crue
Après les grands plateaux céréaliers, une végétation rare et sèche
Cette arrivée nous fait encore plus apprécier Ispahan, une vraie perle, une oasis de verdure et de fraicheur exceptionnelle, sans doute le plus beau coup de cœur urbain du voyage à ce jour. Son histoire est multimillénaire, au carrefour des routes commerciales, capitale des Achéménides il y 3000 ans, elle est déjà un centre artistique, scientifique, littéraire exceptionnel. En partie détruite par les mongols, Abbas le chah de l’époque la choisit pour capitale au XVIIème siècle. Elle est reconstruite par un urbaniste et architecte de génie qui réalise un exceptionnel réseau de canaux, les célèbres ponts barrages sur le Zayandeh Roud, la bien nommée « rivière qui donne la vie »,dessine la grande place centrale, fait bâtir mosquées et palais mais surtout des bassins, jardins et allées plantées d’arbres dont tous profitent encore aujourd’hui. Shah Abbas disait d’Ispahan sans crainte de fausse modestie : « Esfahan, nesf Djahan », Ispahan, la moitié du monde.
Ispahan, des mosquées et palais exceptionnels
Sur ces richesses architecturales, nous vous laissons aller faire un tour sur internet mais ce que nous avons le plus apprécié c’est l’ambiance incroyable des lieux. Nous sommes invités par Reza, un jeune étudiant en informatique et son frère qui commence des études en dessin d’animation, tous deux passionnés de vélo. Leurs parents ont notre âge et eux ont l’âge de nos enfants. Ispahan est à l’heure de Barcelone ou de l’Argentine. Le lever est relativement tôt, tout s’arrête ensuite vers 1 à 2 heures de l’après-midi pour la sieste pendant les chaleurs de début d’après-midi, l’activité redémarre vraiment à 17h. Le dîner se prend rarement avant 21 ou 22 heures et la soirée se termine dans les parcs, au bord de l’eau, avec les amis jusqu’à 1 heure du matin. Dur de s’adapter après des horaires cyclistes de gallinacés. Mais quelle vie et quelle ville !
Reza et son frère sur le pont Khadjou d’Ispahan
Tout le monde sort le soir avec les tapis, le çay, les casseroles de nourriture, le narguilé, les enfants, la grand-mère, les amis et s’installe dans l’herbe, sur les bords de l’eau, sous les piles des ponts barrages. Nous avons rarement des monuments historiques, des parcs, des espaces publics aussi bien investis par la population. La ville fourmille toute la soirée. Un chanteur à la voix de stentor reprend des airs traditionnels et fait chanter la foule, quelques cerfs-volants sont de sortie. Quelques rares jeunes hommes (eh oui) se baignent, tout habillés évidemment, dans les pièces d’eau. C’est convivial, intergénérationnel, calme, propre et toute la ville semble s’être rassemblée dans tous ses coins de verdure.
Toute la population se retrouve au bord de l’eau ou dans les parcs pour discuter, pique-niquer
Brigitte s’essaie au Narguilé
Pour nous c’est l’occasion de discuter avec les nombreux amis de Reza et de mieux découvrir l’ampleur des difficultés auxquelles sont confrontés les jeunes : pas de lieux de musique, théâtre, danse, cinéma et culture sans l’imprimatur des religieux, interdiction de marcher dans la rue seule non accompagnée pour une femme... Dans les cinémas seuls les films iraniens sont programmés, car aucun autre pays ne produit des films où les femmes sont constamment voilées ! Les films étrangers circulent alors sous le manteau ou par internet.
Leurs aspirations sont les nôtres, être libre de penser, aimer, voyager, échanger et les barbus font bien de se méfier des réseaux sociaux. Les jeunes d’ici connaissent tout de ce qui se passe sur la toile, ont une vraie vision internationale et finissent par rejeter en bloc tout ce qui peut avoir trait à l’islam et à la religion. « Ils veulent nous forcer à aller au paradis, mais pour nous c’est un enfer » nous avoue un jeune.
Reza devra très prochainement faire ses deux ans de service militaire et la position du gouvernement sur la Syrie l’inquiète. Le pays n’est pas officiellement engagé en Irak mais les autorités recrutent à tour de bras des martyrs volontaires à coup de salaires mirobolants et de primes de décès pour les familles. Devant l’insuccès des campagnes, les jeunes craignent un engagement plus direct dans une guerre qui n’est pas la leur. La résistance se fait pour eux au quotidien, en traînant les pieds, en refusant d’observer certaines interdictions ou en les appliquant avec une marge grandissante, comme celle de se prendre par la main en public, de faire du vélo pour les femmes. Les réseaux sociaux creusent aussi un fossé générationnel grandissant. Dans ce contexte beaucoup ont du mal à lire leur avenir en Iran. L’immigration est devenue très compliquée, les visas difficiles d’accès à cause des restrictions des pays occidentaux et peu croient encore en une transition douce vers la démocratie et une société laïcisée… Dur constat et pour nous un rappel de la chance que nous avons eue de naître là où nous sommes nés.
Ispahan a aussi pour elle d’être la capitale iranienne du vélo. Certes, c’est encore loin d’être Amsterdam ou l’Emilie Romagne mais le vélo est ici très présent. Il est arrivé à la fin du XIXème siècle dans les bagages des Anglais lors de leur tentative de colonisation. Les commerçants et artisans du bazar l’ont très vite adopté et ce vélo devenu fétiche n’a quasiment pas changé : une seule vitesse, une solide roue arrière à gros rayons, une double barre horizontale pour plus de rigidité, un bon porte-bagage pour transporter tout ce qu’il faut dans des grands sacs. Même s’il connaît la concurrence de la moto et de la voiture dans un pays où l’essence coûte moins de 20 centimes d’euros le litre, il n’a pas son pareil pour se faufiler dans les allées du bazar et les étroites ruelles des quartiers en s’épargnant les problèmes de stationnement.
Le vélo « anglais » des commerçants du bazar, il n’a guère changé au fil du siècle…
Les étudiants et les jeunes ont quant à eux adopté le VTT, gros pneus, cadre aux couleurs clinquantes. Synonyme de liberté de déplacement, d’autonomie, il est surtout un marqueur de résistance pour les très rares femmes qui le pratiquent. Même s’il n’est pas formellement interdit de faire du vélo pour une femme, l’acceptation sociale est difficile et elles subissent souvent les remontrances de la police et les quolibets des franges les moins progressistes de la population. Même les quelques jeunes adeptes du BMX se voient régulièrement ennuyés par le zèle des policiers.
La municipalité a néanmoins fait de réels efforts avec la réalisation de voies bus ouvertes aux deux-roues, la fermeture progressive aux voitures de la vaste place centrale et de ses abords, la réalisation de larges allées cyclo-piétonnières le long du fleuve, la mise en place d’un service de location de vélo humanisé à partir d’une vingtaine de kiosques et de quelques pistes cyclables pas toujours bien finalisées.
D’Ispahan, nous allons remonter en bus jusqu’à Téhéran pour lancer les procédures de visas pour l’Asie centrale et la Chine, des démarches longues et laborieuses. D’autant que les échos récents ne sont pas très favorables sur l’obtention du visa de transit pour le Turkménistan. Nous ferons le retour dès que possible pour continuer notre route plus au sud vers Shiraz puis Yazd en espérant que la chaleur ne soit pas trop intense.